#22

Rodogune

D’après Corneille

Résumé de la pièce

La reine Cléopâtre de Syrie retient captive la princesse parthe Rodogune, qui par un incroyable concours de hasards allait devenir l’épouse du roi syrien Nicanor, ex-époux de Cléopâtre, un temps passé pour mort et que Cléopâtre a finalement assassiné de ses propres mains. Parthes et Syriens ont négocié un traité de paix prévoyant l’abdication de Cléopâtre au profit de l’aîné de ses fils jumeaux, qui devra en outre épouser Rodogune. Or nul ne sait, sauf la reine, qui d’Antiochus ou de Séleucus est l’aîné.

Les deux frères sont également épris de Rodogune mais se refusent à être rivaux. Cléopâtre pour sa part a l’intention de déchirer le traité qui la priverait du pouvoir et annonce à ses fils qu’elle attribuera l’aînesse à celui des deux qui tuera Rodogune. Les deux frères tentent une alliance avec celle-ci, ils lui demandent de choisir entre eux : mais elle refuse de violer le traité et, comme les frères insistent, exige à son tour pour prix de son choix la tête de Cléopâtre.

Écœuré, Séleucus renonce au trône et à l’amour. Antiochus apprend qu’il est aimé de Rodogune, implore sa mère de lever l’ordre de meurtre, ce qu’elle feint d’accepter.

Cléopâtre assassine Séleucus et se dispose à empoisonner Antiochus et Rodogune lors de la cérémonie de couronnement. Aucune preuve ne la désigne comme meurtrière de son fils, Antiochus doute donc à la fois de Rodogune et de sa mère. Mais Cléopâtre boit le poison et la situation s’éclaircit. Antiochus monte sur le trône tout en repoussant ses noces à un moment où les dieux s’y montreront plus favorables.

Note de l'auteur(e)

Parmi les tragédies de Corneille, Rodogune jouit d’une extraordinaire réputation, d’abord sans doute parce que Corneille lui-même la déclara sa pièce la plus cornélienne, non au sens universitaire mais dans l’ordre de l’intime. La postérité a de même encensé un cinquième acte où, dit-on, aurait été inventé le suspense. Enfin, tous les commentateurs ont souligné le caractère monstrueux inédit de la reine Cléopâtre, qui atteindrait, selon l’auteur, au sublime — mais pris dans le sens terrible que conceptualisera le XVIIIe siècle.

Cléopâtre occupe de facto la place d’un rôle-titre : Corneille cependant craignait qu’on la confondît avec la souveraine d’Égypte, amante de César et Marc-Antoine, et n’écrit d’ailleurs jamais son nom, sinon au générique. Le basculement du titre vers la figure de Rodogune n’est pas pour autant un pis-aller : le parcours de l’héroïne, entre devoir et fureur (parfaitement rivale en intensité de celle de Cléopâtre), s’avère une intrication d’émotions plus abyssale au fond que la gouvernance de la reine par sa haine.

Pièce sur le pouvoir, Rodogune en explore le côté obscur, tissé de machinations, de raisons d’État et de vengeances, où l’honneur, la gloire, le dépassement de soi — tous termes traditionnellement et très vite associés au théâtre cornélien — rencontrent des nœuds gordiens qui, d’échec d’un des personnages en échec de l’autre, serrent les liens d’un happy end parfaitement interrogeable.
La richesse des ressorts psychologiques y est aussi remarquable : si Corneille ne dispose pas du vocabulaire et des expériences cliniques de la psychanalyse, il se tient au plus près d’une modernité complexe. La contrainte du vers, ici comme dans les meilleures pièces du dramaturge, sert de tamis à des personnages avides d’une introspection tout à la fois la plus précise et la mieux maîtrisée.
Comme chez Descartes, avec lequel Corneille partage une hypertrophie de l’ego, comprendre au mieux permet de vouloir au mieux, quand bien même il faudrait alors vouloir contre soi, c’est-à-dire contre les passions et possessions illusoires, pour privilégier la vertu consistant à mettre en œuvre l’entendement. Ou pas, car il reste loisible à l’ego de faire choix du « mauvais côté de la force » et d’y exercer sa liberté. Mais dans les deux cas, l’acte décisif reste le plus souvent tragique.

Ainsi, parce que les impasses explorées sont admirables, a-t-on le droit de regretter que quelques autres restent esquissées et puissent sembler des ficelles ou des manquements à la logique implacable du scénario.

Rodogune comporte aussi quelques moments strictement rhétoriques, ou de suspension, vite rachetés par une fulgurante incandescence. En d’autres, Corneille s’avoue si fasciné par la monstruosité qu’il l’exaspère inutilement — porte par où s’engouffrèrent, d’emblée, certaines interprètes de Cléopâtre, vite imitées par celles de sa rivale Rodogune.

Enfin, la situation historique servant de contexte, pas si simple, est narrée par l’auteur d’une manière si embrouillée qu’elle en perd son rôle matriciel indispensable et, tout autant, son statut de récit non univoque mais toujours tenu par quelqu’un, donc toujours susceptible d’être arrangé à l’aune d’intérêts particuliers.

Notre dramaturgie a ainsi abouti à l’élaboration d’un texte nettoyé, renforçant les tensions et les oppositions qu’il fallait éclaircir et mettre en exergue.

Dernier point : si la pièce tient de ces romans policiers où l’on connaît d’emblée le coupable, les moyens employés par Corneille pour forcer son dénouement opèrent au prix d’un coup de théâtre psychologique à notre avis un peu rude : il nous a plu de tenter l’introduction d’un doute, non sur l’utilité théâtrale et stratégique (sinon « morale ») de la mort de Cléopâtre, mais sur l’existence d’autres criminels possibles — puisque la royauté, ici, ne s’obtient que de crime en crime.

Or il est bien quelqu’un à qui, in fine, le crime profite.

Le droit, sans doute, puisque tout s’achève dans le strict respect du traité de paix signé entre Parthes et Syriens. Ce n’est pas le plus important : ceux qui héritent le trône doivent en peser le coût, et plus encore l’essence. Et ce fracassement des hautes âmes (les deux fils de Cléopâtre, représentant un idéal de noblesse chevaleresque en voie d’extinction) sur la trivialité de l’ordre politicien moderne apparaît comme un des plus impressionnants du théâtre cornélien.

Si j’aime le théâtre dit classique, c’est certes parce que je l’admire et que sa perfection littéraire m’émeut, mais c’est surtout parce que je sais à quel point il nous parle d’aujourd’hui. Daniel Mesguich le dit mieux que moi : il n’y a pas d’œuvres classiques au sens qu’elles seraient obsolètes, il n’y a que des œuvres qu’on décide de jouer aujourd’hui pour un public d’aujourd’hui, ici et maintenant. Et elles peuvent toujours nous exploser au visage, dans un formidable effet de révélateur des cataclysmes actuels.

Qu’en est-il de Rodogune ?

Voilà une œuvre qui ne parle que des tourments, des égarements liés au pouvoir. C’est une chose sur laquelle je m’interroge beaucoup et je le dirai simplement : quel est ce phénomène étrange qui fait qu’un être humain (qui que ce soit, en l’occurrence dans Rodogune, une femme) dès lors qu’il est en position d’autorité sur les autres, n’a de cesse de conserver cette position à tous prix et d’en abuser ? Je comprends bien l’aveuglement ou l’exaspération de l’ego liés à une mise en lumière de soi, mais pour autant, pourquoi tant de rois, souverains ou simplement présidents, en viennent à une telle négligence voire détestation de l’autre qu’ils sombrent dans un narcissisme barbare et meurtrier ? Les exemples sont légion, aujourd’hui. On empoisonne toujours, on massacre toujours, on s’accroche à sa place, on règne dans le noir, seul ou mal conseillé, on fait fi de la réalité de la vie des autres.

Rodogune parle beaucoup de cela, dans une incroyable complexité de situations et une intensité magistrale. C’est un huis-clos à 5 personnages, épouvantable et haletant et il faut l’organiser comme tel. La dramaturgie classique (la fameuse règle des 3 unités) oblige à un resserrement scénographique, esthétique qui est de l’ordre de l’interrogation théologique. Qui peut répondre à cela ? Je ne suis pas janséniste et n’attendrai pas la grâce divine mais bien plutôt le questionnement des hommes dans leurs institutions et au delà (parce qu’il y en a quand même un) leurs propres mystères, leurs faiblesses, leur avenir.

Nous avons fait le choix d’un espace unique mais tournant, un plateau circulaire mobile au milieu duquel 3 murs asymétriques dessineront des espaces de confidences ou de scandale, laissant apparaître ou disparaître chacun comme un évanouissement ou une fulgurance. Il s’agit là de privilégier la force de la rhétorique et des émotions, qu’elles éclatent, s’éteignent au rythme du passage du temps, rapide mais arythmique, dissonant. Les costumes seront contemporains sans recherche d’actualisation réductrice. […]

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Mise en scène : Christine Berg

Avec : Pascal Adam, Valentin Boraud, Elsa Grzeszczak, Morgane Nairaud, Léo Perlot-Lhuillier, Melissa Brun

Adaptation et collaboration artistique : Philippe Godefroid

Lumières : Sylvain Chevallot

Régie : Victor Duplant

Directeur de production : Ici et maintenant Théâtre

Coproduction : Grand Théâtre de Calais

Administration : Agnès Prevost

La compagnie Ici et maintenant Théâtre est conventionnée la Ville de Châlons-en-Champagne et la Région Grand Est. Elle est soutenue par le Ville de Reims.