Hinkemann, l'Allemand
de Ernst Toller
Mise en scène de Christine Berg
Traduit par et adaptation Philippe Godefroid
Avec
Valentin Boraud, Loïc Brabant, Julien Campani, Elsa Grzeszczak, Morgane Nairaud, Léo Perlot-Lhuillier et Tristan Bourgeois
Scénographie
Christine Berg
Lumières de
Sylvain Chevallot
Costumes
Nathalie Bègue
Régie
Victor Duplant
Directeur de production
ici et maintenant théâtre
Coproduction
Grand Théâtre de Calais / Espace Jean Vilar de Revin
Administration
Fabienne CHRISTOPHLE / G.E.F.
La compagnie ici et maintenant théâtre est conventionnée avec la Ville de Châlons-en-Champagne et la Région Grand Est. Le projet est aidé par la DRAC Grand Est, le département de la Marne et la Ville de Reims.
La pièce
Le soldat Hinkemann s’en revient de la guerre, mutilé ; une balle lui a arraché le sexe. Il est désormais estropié et impuissant : “Le coup de feu d’un salaud a fait de moi un infirme, un être ridicule, un eunuque”. Dans les tranchées, il a connu la souffrance et il ne veut plus faire de mal, même à une bête aussi petite soit-elle ; indigné devant la cruauté de sa belle-mère qui vient de crever les yeux à un chardonneret pour qu’il chante mieux, Hinkemann la bat. Toujours amoureux de sa femme, “sa petite Grete”, il veut trouver du travail et mener une vie simple et honnête. Il cache au monde sa honteuse mutilation jusqu’au jour où sa femme se laisse séduire par un de ses amis, Großhahn : “Parfois, Hinkemann me fait peur, dit-elle, alors je ne peux plus le souffrir... il me dégoûte !”. Elle dévoile à son amant le secret de leur couple. Pour gagner de l’argent, Hinkemann accepte de travailler pour un forain affairiste et sans scrupules. Il s’exhibe dans les baraques foraines égorgeant des souris et des rats, dont il suce le sang afin d’amuser et de distraire la foule qui veut à tout prix oublier la guerre et ses mutilés... Un jour, Grete, au bras de Großhahn, voit Hinkemann faire ce numéro de foire. Elle est alors prise de remords et décide de se séparer de Großhahn. Ce dernier va trouver Hinkemann qui est dans une taverne avec des camarades, discutant, rêvant de liberté, de socialisme, d’un monde plus juste et de révolutions... Éméché, Großhahn dévoile à Hinkemann sa liaison avec Grete ; il prétend que celle-ci a ri en le voyant ainsi en bête de foire, exposé aux yeux de tous et s’esclaffe : “Elle a ri ! D’abord, ça l’a dégoûté, puis elle a ri, elle a ri comme ça : ha ha ha !”…
Note dramaturgique
Ernst Toller a publié sa pièce Hinkemann l’Allemand en 1923, l’année même où Hitler fomente le putsch dit de la Brasserie à Munich. Dans l’Allemagne de la République de Weimar, mal née d’un armistice humiliant et de l’échec des révolutions « rouges » ayant tenté de prendre le pouvoir pour remplacer l’Empire, alors que la situation économique peine à se redresser, la montée de l’extrême droite est une tendance apparemment irrésistible. Toller, fortement engagé « à gauche », quoique très lucide cependant, tente de relire l’histoire récente pour avertir des dangers imminents. Il le fait par le biais d’un personnage devenu impuissant mais chargé de figurer « le héros allemand » sur des tréteaux de foire. Autour de lui s’agitent les représentants des différents courants qui se déchirent.
L’œuvre, dès son titre, entend donc dresser le tableau de l’Allemagne. Elle emprunte, dans sa structure, à la fois au théâtre expressionniste, au cabaret, elle fait écho aux Stationen-Dramas mystiques comme au monument de Karl Kraus Les Derniers jours de l’humanité et suggère l’utilisation sur scène de techniques modernes (cinéma, bande son très travaillée…).
Mais le plus étonnant — et, pour nous, à la fois inquiétant et passionnant — reste que les observations et les angoisses de Toller peuvent sans grande difficulté résonner aujourd’hui encore, après avoir résonné jusqu’à l’effondrement nazi de 1945 puis dans les épisodes de la reconstruction économique et culturelle. Notre adaptation a ainsi, presque naturellement, consisté à redistribuer les différentes scènes selon une chronologie allant de 1918 à 2020. La montée des populismes, la déroute des idéologies de gauche, l’antisémitisme, le silence de Dieu, le mirage américain, la violence des conflits, la réflexion sur le rôle éventuel du théâtre, sont autant d’interrogations qui, par le biais du destin allemand, sont adressées à notre Occident.
Philippe Godefroid
Diplômé de Sciences Politiques, de Droit, d’Histoire, docteur en musicologie, Philippe Godefroid est homme de théâtre, metteur en scène, scénographe, concepteur de lumières. Dramaturge et théoricien, spécialiste de Wagner, il a consacré de nombreuses études au théâtre conçu comme miroir du monde, tout particulièrement au travers du prisme allemand.
Il collabore avec la compagnie ici et maintenant théâtre depuis 2015
Note de mise en scène
Le soldat Hinkemann ne s’en sortira pas, il n’y a pas d’amour pour sauver les hommes, Dieu ne répond plus non plus, hormis pour certains fanatiques intolérants. Pourtant, il y a sans doute un souffle quelque part…qui n’est pas que celui de l’histoire.
Alors la volonté est née de demander à Philippe Godefroid, collaborateur fidèle et germaniste érudit, de proposer une adaptation de ce texte qui le fasse dérouler une sorte d’éphéméride jusqu’à nous, comme une accélération du temps, d’un siècle de convulsions. De manière à jeter clairement un regard en arrière et en avant, doutant de ce qu’on sait, doutant de ce qu’on craint.
La scénographie a répondu d’abord à une problématique simple : comment passer d’une poétique des ruines à une esthétique des décombres ? Habiter ces décombres, image terrifiante comme dans le film Stalker de Tarkowski.
Nous ne pouvions guère créer un décor entier pour chacune des 16 scènes, qui couvrent un siècle d’Histoire. Nous ne voulions ni nous enfermer dans l’expressionnisme, que seul le début de notre récit justifie, ni dans le cliché des ruines. Il était de même hors de question de choisir la voie réaliste, alors que les personnages traversent le temps. Cette qualité poreuse, ouverte, explosée, des époques et des lieux, nous paraissait au contraire essentielle. Nous avons beaucoup évoqué aussi, en préparant le projet, le film Lola Montès de Max Ophuls : ce gigantesque cirque de mémoire à la frontière du cabaret. Et puisqu’il s’agit de mémoire, de souvenirs de demain autant que de prédictions d’hier, de fragments donc, nous avons pensé à un cimetière, mais pas n’importe lequel : l’Île des Morts de Böcklin. Pas telle que Richard Peduzzi l’utilisa pour la Tétralogie wagnérienne mais en silhouette de lignes inachevées, quelques-unes flottantes, déracinées, qui pourraient faire chapiteau, qui créent des ombres, des perspectives déformées, un labyrinthe au besoin. Et aussi parce qu’il y a un enfant sur le plateau et que les questions posées par la pièce s’adressent à lui comme un difficile héritage.
On n’apprend rien de l’histoire.
La distribution est réduite à 6 acteurs, jeunes gens brillants ou anciens chevronnés, tous les possibles. Et cette question qui revient sans cesse : l’expressionisme allemand n’aurait-il pas posé les questions fondamentales en son temps : qu’est-ce que c’est l’humanité quand ce n’est pas se détruire les uns les autres ?
Et si être allemand, c’était dire l’Europe ?
Est-ce que l’Europe aujourd’hui comme en 1920, c’est chacun chez soi, chacun pour soi ?
Christine Berg

Ernst Toller (1893 - 1939)
Fils d'un commerçant juif de la partie de la Pologne annexée alors par la Prusse, Ernst Toller s'engage volontairement lors de la Première Guerre mondiale. Réformé pour sa mauvaise santé, il devient un ardent antimilitariste et sa révolte remet radicalement en cause toutes les valeurs de la génération des pères : « La jeunesse allemande s'est engagée volontairement, sincèrement convaincue qu'elle devait défendre son pays et son peuple. La jeunesse allemande a été honteusement trompée, elle a été victime d'hommes sans foi ni loi, elle a été assassinée sur les champs de bataille. » Sa propagande pacifiste lui vaut des poursuites. Spartakiste à la fin de 1918, il prend part à la révolution de Munich avec Kurt Eisner, puis est membre du gouvernement révolutionnaire bavarois. Condamné à mort après l'écrasement des soviets de Bavière, il voit sa peine commuée en cinq ans de forteresse. C'est alors qu'il commence à écrire, sans jamais séparer sa création littéraire de son engagement de militant pacifiste.
Quatre drames expressionnistes forment l'essentiel de son œuvre, d'une véhémence toujours authentique, stylisant les personnages, faisant alterner les scènes irréelles et les épisodes réalistes. Après L'Évolution (Die Wandlung, 1919), L'Homme-foule (Der Masse-Mensch), monté par Piscator à Berlin en 1921 met en scène l'échec de l'idéal pacifiste devant la violence aveugle. En 1923, c'est Hinkemann, l'Allemand (Der deutsche Hinkemann) : le héros est un blessé de guerre éclopé qu'on exhibe dans les foires où il égorge des souris et des rats pour amuser la foule. Enfin dans Hop-là, nous vivons (Hoppla, wir leben, 1926), Toller fustige la société allemande de la république de Weimar, son chauvinisme, son absence de démocratie véritable. Le personnage principal de la pièce, Karl Thomas, ancien révolutionnaire condamné à mort, puis gracié, ne peut que regarder le monde avec dégoût. Il projette un attentat contre un ministre, mais un étudiant fasciste le devance. Thomas est néanmoins accusé du meurtre et choisit de se suicider.
Conclusion prémonitoire ? Chassé d'Allemagne par l'avènement de Hitler, Toller poursuit en exil son activité antifasciste, notamment en Espagne où il se dépense pour les enfants des réfugiés. Désespéré par l'abandon de la Tchécoslovaquie à Hitler et par le triomphe de Franco, il se pend à New York dans une chambre d'hôtel en mai 1939.
Encyclopædia Universalis -Marie-Claude Deshayes
